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Publication de L’Antivol-papier n° 20, octobre-décembre 2025

Nous avons le plaisir de vous annoncer que le nouveau numéro de L’Antivol-papier, correspondant au quatrième trimestre 2025, vient de paraître. Il est toujours gratuit et contient des articles qui, nous l’espérons, vous intéresseront autant que les précédents.

Du féminisme matérialiste à la théorie générale de l’exploitation en passant par Peter Pan, les poireaux et l’Everest…

Avez-vous entendu parler de la revue féministe et libertaire Casse-Rôles ? Pour vous inciter à vous y intéresser (et peut-être à vous y abonner – « à prix libre »), nous reprenons ci-dessous l’article qui ouvre le dossier « Les femmes et le travail » de leur dernière livraison trimestrielle, n° 34, novembre 2025-Janvier 2026.

Par Marie-Hélène Dumas

Avez-vous entendu parler de la revue féministe et libertaire Casse-Rôles ? Pour vous inciter à vous y intéresser (et peut-être à vous y abonner – « à prix libre »), nous reprenons ci-dessous l’article qui ouvre le dossier « Les femmes et le travail » de leur dernière livraison trimestrielle, n° 34, novembre 2025-Janvier 2026.

Difficile de parler du travail des femmes sans évoquer Christine Delphy, sociologue, membre fondatrice du MLF, du groupe les Gouines rouges, des revues Questions féministes puis Nouvelles questions féministes, car l’ensemble de son œuvre repose en grande partie sur l’exploitation du travail des femmes à l’intérieur du foyer comme en dehors.

Des questions féministes, Christine Delphy s’en pose dès l’âge de 11 ou 12 ans, c’est-à-dire au début des années 1950, sentant déjà que par rapport au travail, quelque chose clochait entre les hommes et les femmes.

Sa mère et son père ont fait les mêmes études de pharmacie et travaillent ensemble et, lorsqu’ils rentrent déjeuner, son père s’assied dans son fauteuil et lit le journal pendant que, vite, vite, sa mère prépare le repas et, après avoir mangé, le père retourne à son fauteuil et son journal, tandis que, vite, vite, avant de repartir exercer avec lui son métier de pharmacienne, la mère débarrasse, s’occupe de la vaisselle. Et le soir, rebelote, et Christine se pose des questions.

Elle aborde le sujet avec sa meilleure amie, mais sans évoquer la situation qu’elle connaît. « À ton avis, pourquoi est-ce que les femmes cirent les chaussures des hommes ? », demande-t-elle, avec ce sens des formules qui restera une de ses caractéristiques. « Parce qu’elles les aiment », lui répond son amie. « Mais les hommes eux aussi aiment leur femme, alors pourquoi ne cirent-ils pas leurs chaussures ? », dit-elle interloquée. Et la question reste en suspens dans un coin de sa tête.

Quelques années plus tard, elle lit Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. Elle dit qu’elle y a appris des choses qu’elle a cru plus tard avoir découvertes elle-même, mais dont elle s’est ensuite rendu compte qu’elles étaient déjà là, dans le long essai que Beauvoir a consacré à l’infériorisation et l’oppression des femmes. Ayant obtenu une bourse pour poursuivre ses études de sociologie aux États-Unis, elle y découvre le racisme et l’oppression des Noir·es et travaille pour la National Urban League, organisation qui défend les droits civiques et l’amélioration des conditions de vie des Afro-américain·es. Sexuellement harcelée au sein de cette organisation, elle remarque que certains peuvent à la fois lutter pour être libérés d’une oppression et ne pas hésiter à profiter de leur statut d’homme pour tenter de soumettre une femme à leur désir. Elle rentre en France, décidée à combattre pour les femmes, tout en orientant son travail de chercheuse vers l’étude de leur situation au sein de la société.

De retour à Paris, elle intègre comme doctorante le Centre de sociologie européenne, dirigé par Raymond Aron. Lorsqu’elle parle de ses projets à Pierre Bourdieu, qui est alors l’assistant de Raymond Aron, il lui répond qu’elle ne trouvera personne pour diriger une thèse sur les femmes, car personne ne travaille sur ce sujet, alors qu’Andrée Michel, sociologue au CNRS, a publié en 1964, avec la professeure de philosophie Geneviève Texier, La Condition de la Française d’aujourd’hui, ouvrage que l’on a pu considérer comme un appel au milieu du silence qui a régné entre Le Deuxième sexe et l’explosion féministe du début des années 1970. Et hop, Andrée Michel occultée.

« Pour moi, c’était les femmes ou la campagne », dira Delphy afin d’expliquer comment, après l’escamotage d’Andrée Michel, elle a atterri dans une équipe de sociologie rurale. Chargée de réaliser des entretiens en Bourgogne sur la transmission du patrimoine en milieu agricole, elle recueille, bien qu’il n’y ait rien à leur sujet dans le questionnaire imposé, des éléments qui concernent spécifiquement les femmes car, les hommes étant aux champs la plupart du temps, ce sont elles qui lui répondent. À les entendre et à les regarder vivre, Delphy voit immédiatement le désavantage qu’elles ont à n’être jamais chef d’exploitation, mais, au mieux, épouse d’un chef d’exploitation, à travailler autant que leurs compagnons sans avoir rien à elles et à se voir imposer, en l’absence de tout autre moyen de contraception, 7 à 8 enfants par des maris qui refusent le coït interrompu. Ces observations sont le point de départ de la réflexion qu’elle développera, article après article, livre après livre, tout en menant campagne après campagne, pour la liberté de l’avortement, contre le viol, contre l’agression sans cause de l’Irak et les crimes commis envers les populations civiles irakiennes, contre l’islamophobie et en particulier l’instrumentalisation du féminisme dans le débat sur le foulard islamiste.

En août 1970, alors qu’elle milite depuis deux ans dans le groupe Féminin masculin avenir, devenu en 1969 Féminisme marxisme action, elle porte la gerbe qu’un groupe de féministes a décidé de déposer sous l’Arc de triomphe en femmage à l’épouse du soldat inconnu.

Elles brandissent des banderoles disant « Il y a plus inconnue que le soldat, c’est sa femme », « Un homme sur deux est une femme », « Solidarité avec les femmes en grève aux USA » et « À la femme inconnue du Soldat, les femmes en lutte », mais se voient violemment poussées par les représentants de l’ordre dans le poste de police caché sous un pilier de l’Arc de triomphe. Trois mois plus tard, elle publie dans le numéro spécial « Libération des femmes année zéro » de la revue Partisans un article intitulé « L’ennemi principal ». Elle y propose de « tenter de fournir au mouvement ce dont il a crucialement besoin en ce moment, c’est-à-dire des bases pour une analyse matérialiste de l’oppression de femmes ». Si, comme l’ont écrit Marx et Engels, « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes », le mouvement féministe, pense-t-elle, doit défendre les femmes en tant que classe sociale exploitée par le patriarcat, et se pencher sur les rapports de production auxquels elles participent. Certes, elles ont, depuis 1965, le droit d’ouvrir un compte en banque et de travailler sans l’autorisation de leur mari, mais il n’en reste pas moins qu’elles doivent fournir en même temps et gratuitement le travail domestique et l’élevage des enfants. À côté du mode de production capitaliste, existe toujours le mode de production domestique, qui donne lieu à l’exploitation des femmes par le système patriarcal, ennemi principal. Mais pas le seul, car l’exploitation économique des femmes dans la famille s’appuie sur leur exploitation dans le marché capitaliste du travail. Parce qu’elles occupent, pour une bonne partie d’entre elles, des emplois subalternes et mal payés, être femme au foyer reste tentant. Delphy établit ainsi que le capitalisme n’est pas purement capitaliste mais aussi patriarcal.

Les articles se succèdent, repris en livres. Elle développe les idées du féminisme matérialiste et du travail gratuit qui constitue pour elle « l’exploitation économique la plus radicale ». Elle remet en cause le dogme des héritiers et héritières de Marx, selon qui le sexisme et le racisme seraient uniquement des moyens de maintenir les femmes et les personnes racisées en bas de l’échelle salariale, comme s’il n’y avait pas d’autre exploitation que l’exploitation capitaliste, alors que, dans le monde contemporain, non seulement l’exploitation domestique, mais le servage et l’esclavage existent encore (1). Et elle espère que son « démontage des blocs du Lego de l’oppression des femmes, justement parce qu’ils ne sont pas spécifiques de l’oppression des femmes, peut et doit servir à d’autres groupes de dominé·es », femmes, homosexuel·les ou personnes racisées.

Ses apports théoriques sont fondamentaux, et ce qu’il y a de vraiment chouette, c’est qu’elle les exprime toujours avec une grande clarté et un humour dévastateur.

« Elle décortiquait les discours sexistes, tournait la domination masculine en dérision, ridiculisait les hommes qui prétendaient nous expliquer comment nous libérer de leur oppression, caricaturait leur prétention mal placée. L’humour est souvent l’art d’humilier, “une injonction faite aux dominé·es, de rire de leur oppression”, me dira-t-elle plus tard. L’humour de Christine était l’art de résister à l’oppression, de s’en protéger, de se soutenir collectivement, de ne pas se laisser impressionner », écrit la sociologue Christelle Hamel.

Elle a des phrases à l’emporte-pièce. « Quand une féministe est accusée d’exagérer, c’est qu’elle est sur la bonne voie », « Seuls les dominants prétendent être au-dessus de la mêlée et doivent le prétendre, puisque tout leur savoir, leur science, vise à prétendre que cette mêlée n’existe pas ». Elle utilise le langage familier, « Y. Florenne (2) affirme – naïvement ? – que le rapport individuel entre un homme et une femme est, de tous les rapports, celui qui est le plus susceptible d’échapper à la société ! On en reste baba », ou, à propos de la stigmatisation des homosexuel·les, « Les gens qui ont eu la malchance de naître avec un programme incomplet ne comprenant pas la commande “génitalité adulte” sont des Peter Pan du cœur et du cul, condamnés à l’incarcération à vie dans l’adolescence, ce purgatoire de la culture occidentale ». Elle emprunte au monde végétal : « Si on considère que d’avoir cultivé, d’avoir mis de l’engrais sur le poireau, d’avoir cueilli le poireau sont des activités productives… à ce moment-là, il faut considérer que d’être allée acheter le poireau sur le marché, d’avoir cuit le poireau, d’avoir mis le poireau dans un plat, d’avoir fait une vinaigrette pour le poireau, etc., tout ça c’est également productif. » Ou au sport, quand, pour expliquer que le genre précède le sexe, car « la pratique sociale et elle seule transforme en catégorie de pensée un fait physique lui-même dépourvu de sens comme tous les faits physiques », et que la différence entre hommes et femmes dans la procréation n’est justement qu’un fait physique, elle dit : « Il y a beaucoup de gens qui peuvent grimper l’Everest et beaucoup d’autres qui ne peuvent pas grimper l’Everest. Et ça n’en fait pas une catégorie. Ce n’est pas parce que les gens peuvent faire quelque chose qu’ils le font, d’une part, et ce n’est pas non plus parce que des gens peuvent faire quelque chose que les autres ne peuvent pas faire que ça doit induire ou que ça induit des différences de statut social entre eux. »

L’humour, le rire et l’ironie lui permettent d’effectuer un travail critique sur les mythes qui soutiennent patriarcat et impérialisme. Avec elle, celles et ceux qui ne le sont pas encore, mais qui se posent des questions, ont envie de devenir féministes et celles et ceux qui le sont déjà ont envie de creuser plus loin, de bavarder, de discuter, d’opposer des points de vue dans ces conversations informelles dont elle dit qu’elles sont fondamentales, que rien ne les remplace, car elles font avancer la pensée beaucoup plus vite et permettent de préciser sa propre pensée.

Notes

  1. Voir l’article « L’esclavage moderne » en page 23 de ce numéro.
  2. Journaliste au Monde.

Sources

Christine Delphy et Diana Leonard, L’Exploitation domestique, Syllepse, 2019.
Christine Delphy, L’Ennemi principal (t. 1), L’économie du patriarcat, Syllepse, 1998.
Christine Delphy, L’Ennemi principal (t. 2), Penser le genre, Syllepse, 2001.
Christine Delphy, Un universalisme si particulier, Syllepse, 2010.
Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les autres ?, La Fabrique éditions, 2008.
Christine Delphy, Pour une théorie générale de l’exploitation, Syllepse, 2015.
Nouvelles questions féministes, numéro spécial « Faire avec Delphy », 2022.
Florence Tissot et Sylvie Tissot, Je ne suis pas féministe, mais
et L’Abécédaire de Christine Delphy, films, 2015.

Première publication in Casse-rôles, n°34, novembre 2025-janvier 2026, p. 20-22.
Pour accéder au site de la revue et de l’association:
https://blog.casse-rôles.eu/
et les contacter:
casse-roles23@proton.me

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