Ainsi, la IVème Révolution industrielle promue par les intellectuels organiques du capitalisme – style Schwab, Schmidt, Attali, Yuval Noah Harari ou Laurent Alexandre – ne constitue-t-elle pas une brusque rupture dans une histoire globalement heureuse de la modernité et de la démocratie. Évidemment, prétendre qu’elle est la poursuite logique du développement technique de l’être humain depuis le paléolithique, comme le font les apologistes susnommés, est tout aussi mensonger. Il s’agit plutôt d’un nouveau moment de la lutte multiséculaire entre des tendances concurrentes de l’histoire humaine : entre hétéronomie et autonomie culturelle, entre centralisation et décentralisation économique, entre État et démocratie directe, entre technique autoritaire et technique démocratique. En l’occurrence, nous sommes en train de vivre une nouvelle offensive de ce que Lewis Mumford appelle la technique autoritaire(1) au service de l’hétéronomie mentale et culturelle, de la concentration du capital et de la centralisation du pouvoir politique.
La mise sous perfusion électronique des esprits humains, la construction de l’Internet des objets, l’usage de l’intelligence artificielle, l’assistance technologique à la reproduction(2), et les tentatives d’hybridation homme-machine : toutes ces innovations prolongent et radicalisent les tendances lourdes du capitalisme historique depuis plusieurs siècles, en poussant plus loin la confiscation de leur autonomie aux individus. Elle induit un nouveau mouvement des enclosures, qui ne porte pas cette fois sur les terres cultivables, mais sur le corps et l’esprit humain. Il s’agit de rendre indispensable la médecine de pointe pour avoir des enfants, et les écrans d’ordiphone incontournables pour entrer en communication avec ses semblables, trouver des activités et des moyens de survivre, s’informer sur le monde et se sentir inscrit dans la société (ou dans une tribu). Précisons que même si une puissance publique soucieuse de « l’intérêt général » prenait le contrôle des fournisseurs d’accès à l’Internet, même si ceux-ci n’étaient pas des tycoons privés assoiffés de profit, mon diagnostic resterait le même : l’informatisation de nos vies est un processus de confiscation-dissolution du monde commun organisé par la technocratie, classe d’experts voués à la poursuite du développement industriel. Pour ces gens-là qui travaillent tantôt pour l’État, tantôt pour le capital privé, la dépendance accrue des individus vis-à-vis de la machine sociale n’est pas un problème, parce qu’ils sont les gestionnaires en chef de cette machine et que leur pouvoir sur la vie des autres s’accroît à mesure que la machine grandit et se sophistique.
Notre époque n’est donc pas vraiment unique, même si elle est sans précédent. Elle est dans la continuité directe d’un processus historique en cours depuis la fin du Moyen Âge, en particulier depuis la première révolution industrielle : le recul de l’autonomie matérielle des personnes, des communautés, des peuples, qui a neutralisé les perspectives d’émancipation dont était aussi porteuse, indéniablement, l’époque moderne. Ce qu’il y a d’unique dans notre époque, c’est bien sûr le risque que la terre devienne inhospitalière à la vie, y compris des humains. Mais gardons en tête qu’il est arrivé de nombreuses fois, par le passé, que des groupes, des sociétés, dévastent leur milieu naturel en exerçant une pression trop forte, trop longtemps, sur les ressources disponibles(3). Dans le tableau que Carolyn Merchant dresse du Moyen Âge européen, on voit bien que, même au XIIIème siècle, certaines sociétés paysannes pouvaient exercer une pression trop forte sur les forêts et les terres arables. Dans ces cas-là, le milieu naturel peut se reconstituer mais c’est après des famines, des épidémies, des guerres meurtrières, bref grâce à une baisse considérable de la population. Donc, ce qui est vraiment inédit aujourd’hui, ce n’est pas que des humains soient à la merci d’un tragique ajustement démographique, voire d’une disparition de leur société, c’est que le problème écologique – qui est à la fois démographique et politique – se pose à l’échelle du monde. La société industrielle est peu ou prou une société-monde, elle n’a en tout cas épargné aucune vaste étendue de la terre. Le climat, par exemple, semble en cours de dérèglement et de réchauffement partout sur la terre.
C’est cette dimension universelle qui donne son atmosphère apocalyptique à l’époque, suscitant de nombreux délires, des fièvres d’irrationalité, parce que le sentiment du danger imminent et total met la raison en faillite. Dans ce climat de catastrophes et d’annonces de catastrophes, le complotisme, avec ses simplifications outrancières et ses focalisations trompeuses, ne peut que prospérer. Il prospère là où les projets de radicalisation de notre dépendance à la machinerie industrielle sont particulièrement voyants et frappants, mais ne sont pas resitués dans une grille de lecture politique telle que celle que je propose ici. Il prospère aussi parce que la société de masse capitaliste est prise dans une contradiction, qui rend souvent la situation confuse, peu lisible : d’un côté, cette société a besoin d’intégrer encore plus étroitement les individus à son fonctionnement machinal ; de l’autre, comme on l’a vu au troisième chapitre, elle n’a plus besoin d’autant de monde pour fonctionner, une partie de ses membres sont devenus superflus. Du point de vue de la rentabilité, il n’y a pas besoin de plusieurs milliards de travailleurs en pleine santé physique pour assurer la production de masse d’aujourd’hui ; il n’y a pas non plus assez de consommateurs solvables dans cette population mondiale en expansion. Puis, la croissance démographique pose la question des ressources disponibles sur terre, pour que tout le monde mange, boive et dispose des artefacts, entre autres électroniques, qui sont apparemment devenus indispensables à l’existence humaine.
Voilà aussi pourquoi on sent de l’électricité dans l’air. Il y a une tension dans les actes mêmes de la technocratie internationale, entre volonté de (sur)intégrer tout le monde et tentation de délaisser une partie, possiblement importante, des populations. Bill Gates espère-t-il intégrer des millions d’Africains pauvres à sa mondialisation, en les étouffant de sa sollicitude par des vaccins dernier cri et une identité électronique ? Ou souhaite-t-il plutôt « s’en débarrasser » en introduisant les technologies de l’agriculture 4.0, qui chassent la majorité des paysans restants de leurs terres ? L’élite macronienne veut-elle en priorité intégrer les populations défavorisées à sa modernité connectée, en les éduquant à toute force au tout-numérique, ou son projet social est-il mieux résumé par le soin qu’elle met à chasser ces populations des centres-villes, qui deviennent réservés aux très riches et aux locations Airbnb, au point qu’on peut se demander où les gens modestes vont pouvoir encore habiter en France ? Que faut-il comprendre ? À quoi peut-on s’attendre ? C’est cette tension, ce brouillage, que j’ai voulu mettre en exergue en associant, en ouverture du chapitre, la citation de Lasch sur l’hyperdépendance du citoyen-consommateur moderne et celle de Hannah Arendt sur les « solutions totalitaires », qui peuvent tenter les sociétés industrielles dans un contexte de surpopulation.
Pour compléter la grille de lecture que j’ai proposée de la situation actuelle, je rajouterai brièvement deux choses, qui ne sont pas follement originales mais méritent d’être rappelées. La première est que les grandes catastrophes et les guerres sont particulièrement favorables au franchissement d’étapes cruciales dans la mise sous dépendance des populations. On a pu s’en faire une idée assez claire avec la « crise du Covid », occasion formidable de faire sentir à chacun sa faiblesse, sa vulnérabilité et son besoin de prise en charge totale par l’État, la Science et la Technologie. L’histoire du XXème siècle, elle, montre que les guerres mondiales, puis la guerre froide, ont favorisé des reculs en cascade de l’autonomie des populations, permis des sauts scientifiques et technologiques inouïs, poussé à la concentration économique et au gigantisme industriel, à des interventions inédites et sans retour de l’État dans l’économie et dans la société, désertifié les campagnes et rempli les villes... Aucun Forum de Davos, aucun groupe Bilderberg ou aucune fondation Rockfeller n’avait planifié la destruction de la paysannerie en Occident pour accélérer la naissance de quelque chose comme une société de consommation ; mais il se trouve que le choc des impérialismes et la puissance de destruction des armes fabriquées grâce aux « progrès » de la Science ont eu pour effet mécanique de vider les campagnes et, par là, de bouleverser l’agriculture, les valeurs dominantes de la société, les habitudes de la vie quotidienne, etc.
Deuxième élément important à souligner : même si – même là où – la paix civile se maintient, la volonté farouche des oligarchies de prolonger le développement industriel va entraîner des attaques de plus en plus violentes contre les conditions de vie des populations, y compris en Occident. Pour réaliser le programme de la transition énergétique, il faut par exemple, au cœur des vieilles nations industrialisées, couvrir les territoires de mines(4), d’éoliennes géantes, de parcs photovoltaïques et même (c’est ce qui est annoncé en France) de nouvelles centrales nucléaires. Cela signifie un saut supplémentaire d’ampleur dans l’artificialisation, la pollution, les sécheresses, le recul des espaces où peuvent se cultiver des fragments d’autonomie matérielle et culturelle. Cela signifie, à brève échéance, un rapprochement des situations vécues par des millions d’Occidentaux avec ce que n’ont jamais cessé de subir les paysans et citadins d’Amérique centrale, d’Afrique noire, d’Indonésie, etc(5). C’est ce qui fait dire aux auteurs de la maison d’édition La Roue que les luttes de territoire constituent un renouveau de la lutte des classes au XXIème siècle(6). Certains combats essentiels à l’avenir pourraient ainsi ressembler aux luttes préindustrielles, quand les villageois et autres manants d’Europe défendaient leur habitat, leurs champs communs, leurs cours d’eau, contre des projets de seigneurs et d’entrepreneurs qui impliquaient la destruction de ce milieu de vie nourricier.
Le déchaînement de projets industriels qui se prépare ne trouvera-t-il face à lui que de l’apathie, du désespoir, et des lubies identitaires ou complotistes ? Ou rencontrera-t-il aussi des résistances consistantes, dans des populations s’efforçant de récupérer des capacités d’autosubsistance et de coopération à la base de la société ?
Notes
Extrait de L’Industrie du complotisme, La Lenteur, 2023, pp. 198-203.
Disponible en librairie ou par correspondance auprès des Éditions La Lenteur, Le Batz, 81140 Saint-Michel-de-Vax
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