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Publication de L’Antivol-papier n° 19, juillet-septembre 2025

Nous avons le plaisir de vous annoncer que le nouveau numéro de L’Antivol-papier, correspondant au troisième trimestre 2025, vient de paraître. Il est toujours gratuit et contient des articles qui, nous l’espérons, vous intéresseront autant que les précédents.

« Quant aux matelas posés à terre, ils doivent être immédiatement proscrits »

On dit souvent qu’on juge de l’état d’un pays à l’état de ses prisons. C’est vrai et cela l’est plus encore, après lecture de l’avis du CGLPL ci-dessous reproduit. Et depuis si longtemps la vie va, comme elle va, sans jamais y remédier. On ne saurait donc être étonné de la perte générale des libertés...

Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL)

On dit souvent qu’on juge de l’état d’un pays à l’état de ses prisons. C’est vrai et cela l’est plus encore, après lecture de l’avis du CGLPL ci-dessous reproduit. Et depuis si longtemps la vie va, comme elle va, sans jamais y remédier. On ne saurait donc être étonné de la perte générale des libertés...

Avis du 25 juillet 2023
relatif à la surpopulation et à la régulation carcérales

Au 1er juin 2023, la population carcérale a atteint un niveau record que quelques chiffres illustrent de manière dramatique :

  • le nombre des détenus est de 73 699 pour 60 562 places opérationnelles, ce qui représente une progression proche de 3 % en un an ;
  • la moyenne du taux d’occupation des maisons d’arrêt approche 145 %, ce qui représente environ trois détenus pour deux places ;
  • près de 27 000 détenus sont hébergés dans des établissements dont la densité d’occupation dépasse 150 % ;
  • le nombre des matelas au sol est de 2 336, contre 1 885 au 1er juin 2022.

Au-delà du caractère impersonnel des statistiques, les constats effectués par le CGLPL dès 2012 dans son avis (1) sur la surpopulation carcérale et plus encore après la fin de la crise sanitaire, montrent que les conditions de détention se dégradent dans toutes leurs dimensions, en même temps que les conditions de travail du personnel pénitentiaire. Depuis la publication de cet avis, le CGLPL préconise avec constance un système de régulation pour lutter contre la surpopulation carcérale. Depuis janvier 2020, une obligation pèse en outre sur l’Etat français, au titre de l’exécution d’une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) (2). Aucune mesure d’envergure nationale n’a été prise dans ce domaine, même si plusieurs évolutions normatives récentes ont pu être présentées comme des solutions de nature à améliorer la situation.

1. Pour les professionnels, le constat unanime que la situation ne peut plus durer

Au cours de l’année écoulée, le CGLPL a réuni un nombre important d’acteurs intervenant en détention, aux fins d’échanges et de partages d’expériences sur les effets de la surpopulation carcérale et les moyens de la maîtriser. Ces rencontres ont mis en présence des organisations et syndicats de magistrats (3), du personnel pénitentiaire (de direction ainsi que d’insertion et de probation) (4), de médecins travaillant en prison (5), d’avocats (6), ou d’associations œuvrant pour les droits des personnes détenues (7).

Toutes les observations du CGLPL quant aux causes et conséquences de la surpopulation ont, lors de ces échanges, fait l’objet d’un très large consensus. Chacun constate la dégradation des conditions de détention, l’épuisement du personnel, la détérioration générale et accélérée de l’immobilier et la saturation de l’ensemble des services. L’incapacité du système pénitentiaire à remplir sa mission de réinsertion, à garantir le respect de la dignité et des droits des détenus ainsi que leur sécurité et celles des agents chargés de les garder est également identifiée par tous.

Si certains divergent sur les solutions à mettre en place, tous les participants s’accordent sur l’impossibilité de laisser se poursuivre une telle désagrégation d’un service public. Dans leur grande majorité, ces acteurs du monde carcéral prônent, comme le CGLPL, l’inscription dans la loi d’un dispositif permettant de maîtriser la surpopulation carcérale. Il s’agit de rendre son sens à la peine et son efficacité à l’incarcération, de donner ses chances à la réinsertion, en même temps que d’assurer des conditions dignes de détention et de travail.

2. La lutte contre la surpopulation carcérale, une recommandation pressante et ancienne du CGLPL

Dès 2012 (8), le CGLPL soulignait dans son avis relatif au nombre de personnes détenues la nécessité de diversifier les mesures d’aménagement de peines et de s’emparer des formes non carcérales de sanctions pénales, et d’accroître les visites de magistrats en prison – aux fins de contrôle mais également afin qu’ils en appréhendent la réalité avant de recourir à la détention. Alertant sur l’urgence de remédier à une situation déjà inquiétante à l’époque, il proposait au Parlement, pour les très courtes peines non exécutées et prononcées avant 2012, de réfléchir à une loi d’amnistie spécifique ou, à tout le moins, à une exécution de peine alternative à l’incarcération. Il déplorait enfin la disparition de l’amnistie de l’horizon législatif, étant entendu qu’il appartient au Parlement d’en définir l’opportunité et les contours.

En 2018, un rapport du CGLPL (9) analysait en profondeur les causes de la surpopulation et ses conséquences sur la prise en charge des personnes détenues. L’ensemble des constats exposés dans ce rapport restent d’actualité, en particulier celui selon lequel, si le modèle français de cellule individuelle (9 mètres carrés) est en théorie conforme aux normes du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), dès lors que l’ordinaire dans la quasi-totalité des maisons d’arrêt est l’occupation de ces cellules par deux, voire trois détenus, l’espace vital dévolu à chacun est drastiquement insuffisant. Cela est d’autant plus inquiétant que les programmes de construction de nouvelles places de prison ne prennent pas en compte une autre recommandation du CPT, qui « encourage les Etats membres à appliquer ces normes plus élevées, en particulier lors de la construction de nouveaux établissements pénitentiaires ».

Or, la surpopulation gangrène toute la vie de la prison. Elle impose une promiscuité portant atteinte à la dignité des personnes détenues, mettant à mal leur intimité, entravant leur accès à l’hygiène et, plus grave, aux soins. Elle rend inopérants les objectifs de réinsertion assignés par la loi à l’administration pénitentiaire, dont les services d’insertion et de probation, saturés, ne peuvent pas assurer un suivi utile des dossiers, l’enseignement et la formation professionnelle sont trop rares, les activités insuffisantes, en particulier l’offre de travail rémunéré. Le nombre de détenus est tel qu’ils sont dans la quasi-impossibilité d’y accéder. L’incarcération est à l’origine de ruptures sociales graves qui peuvent aller de la perte du travail, du logement, voire de liens affectifs, jusqu’à l’apparition de troubles psychiques sévères – et rien de ce que prévoit la loi pour compenser ces failles et favoriser un retour paisible du détenu dans la communauté n’est effectif. Ces circonstances sont susceptibles d’accroître le risque de récidive et donc la défiance des citoyens envers la justice.

Le rapport du CGLPL soulignait en outre que la construction de nouvelles places de prison ne saurait constituer une réponse efficace au problème de la surpopulation carcérale. En une trentaine d’années, le nombre de places dont dispose l’administration pénitentiaire a doublé, passant d’environ 30 000 aux 60 500 actuelles ; pour autant, la surpopulation carcérale n’a cessé de progresser, et de plus en plus vite. Cette fuite en avant capacitaire est par ailleurs insoutenable sur le plan économique, entraînant par elle-même des atteintes aux droits des détenus, puisqu’elle révèle une impuissance à entretenir les locaux existants, dont la plupart sont dans un état épouvantable, et que les annonces de nouvelles places ne sont que rarement suivies de constructions effectives (entre 2010 et 2023, quatre annonces de création de 15 000 places de prison n’ont finalement abouti qu’à la livraison de 3 000) (10). Entre autres recommandations, le CGLPL rappelait dans son rapport le principe du droit à l’encellulement individuel, appelait à l’interdiction de recourir à des matelas au sol, et soulignait la nécessité de ne pas appréhender la surpopulation sous l’angle essentiellement pénitentiaire, en faisant de la lutte contre ce fléau une véritable politique publique.

A cet égard, le CGLPL exhorte régulièrement à une meilleure prise en compte, par l’autorité judiciaire amenée à prononcer une peine privative de liberté, d’éléments objectifs sur la situation des prisons, ainsi qu’à une baisse du recours à des procédures accélérées telle que la comparution immédiate, principales pourvoyeuses d’incarcération et en particulier de courtes peines. Surtout, le CGLPL préconisait déjà, dans ce rapport de 2018, la mise en place d’un mécanisme législatif de régulation carcérale prévoyant des protocoles locaux contraignants, avec l’objectif qu’aucun établissement ne dépasse un taux d’occupation de 100 %, en modulant à la fois les flux d’entrées et de sorties sous la responsabilité des magistrats.

3. Depuis 2018, des évolutions législatives dont l’efficacité n’est pas démontrée

Quelques expérimentations locales de régulation carcérale ont vu le jour, mais ces tentatives, aux objectifs toujours fort modestes, n’ont pas rencontré le succès, faute de caractère contraignant. Leur échec n’a démontré que l’impossibilité d’une régulation carcérale seulement facultative, « locale et à bas bruit » ainsi que cela est parfois préconisé.

La France a été condamnée par la CEDH (11) en raison de l’absence, dans son arsenal juridique, d’un recours effectif contre les conditions indignes de détention. Outre la création d’un tel recours, la Cour a recommandé à la France de prendre des mesures de portée générale tendant à mettre un terme à la surpopulation carcérale et à améliorer les conditions de détention. Si des dispositions prévoyant un recours contre des conditions indignes de détention ont été introduites dans le code de procédure pénale (12) en exécution de cette décision, aucune suite sérieuse n’a été donnée aux autres demandes de la Cour.

Cette inertie des pouvoirs publics est d’autant plus inacceptable que la crise sanitaire a été l’occasion d’une évolution spectaculaire, très peu de temps après la condamnation de la France par la CEDH, avec une baisse du nombre des détenus de plus de 12 000 personnes (13) : en quelques mois, le taux d’occupation global des prisons françaises est brièvement tombé en dessous de 100 % (sauf dans les maisons d’arrêt). Il faut y voir l’effet combiné de deux mesures à l’efficacité quasi-égale : la baisse des incarcérations due au ralentissement de l’activité judiciaire et l’aménagement des peines dont le reliquat était inférieur à deux mois en application des ordonnances spéciales prises par le Gouvernement en mars 2020 (14). L’efficacité de ces mesures et l’immédiateté de leurs effets sur les conditions de détention démontrent qu’il est possible de réduire rapidement et significativement la pression carcérale, et que l’argument du « coût politique » de cette approche n’est pas fondé, puisqu’il n’y a eu ni recrudescence de la délinquance, ni rejet de la part de l’opinion publique. Néanmoins, alors que les obligations de la France nées de sa condamnation par la CEDH commandaient que tout soit mis en œuvre pour pérenniser les mesures prises en urgence au titre de la gestion de la pandémie, le retour au statu quo ante a ramené la population carcérale à son niveau antérieur à la crise sanitaire. Dès septembre 2020, une croissance voisine de 1 000 détenus par mois s’est installée pendant près d’un an ; elle a ensuite légèrement ralenti, mais sans jamais, jusqu’à ce jour, inverser la tendance.

Toujours accompagnées d’un discours optimiste sur leur effet régulateur, diverses mesures législatives de nature à influencer – très indirectement – le niveau de la population carcérale sont intervenues, mais elles sont à l’évidence impuissantes à enrayer sa croissance continue. Ainsi, des dispositions censées éviter les courtes peines (15) ou de la création d’un nouvel aménagement de peine pour les détenus en ayant déjà purgé les deux tiers. Enfin, le remplacement des réductions de peine « automatiques » par d‘autres, obtenues au mérite ou pour bonne conduite (16) n’a fait qu’aggraver la situation, dans un contexte de surpopulation carcérale où, faute d’activités et d’accès à un suivi psychiatrique, les efforts que les détenus sont censés faire pour les obtenir sont quasi impossibles à fournir, et plus difficiles encore à prouver. En toute hypothèse, le caractère uniquement incitatif de ces dispositifs en compromet l’efficacité et la portée : en l’absence de mesures contraignantes pour les acteurs de la chaine pénale, le Gouvernement continue à faire peser sur eux la responsabilité qui lui incombe en matière de réduction de la pression carcérale.

4. Au-delà des chiffres, une dégradation globale de la condition pénitentiaire

Depuis la fin du premier confinement, ce ne sont pas moins de cinq visites d’établissements pénitentiaires qui ont donné lieu à des recommandations en urgence du CGLPL (17). Plus généralement, le CGLPL a mis en œuvre, en 2022, des visites exclusivement consacrées à la dignité des conditions de détention, et dix rapports dans ce format particulier ont déjà été publiés (18). Les descriptions et recommandations auxquelles elles donnent lieu sont désespérément comparables.

Ainsi, on observe que les personnes détenues doivent souvent demeurer plus de 20 heures sur 24 dans des cellules surpeuplées, où l’espace dont chacun dispose pour se mouvoir est inférieur à un mètre carré, que les bâtiments sont vétustes et insalubres faute de pouvoir être entretenus, que l’accès aux sanitaires – eux-mêmes insuffisants et insalubres – est limité même en cas de forte chaleur, que, saturés, les réseaux électriques, d’eau et de chauffage tombent en panne, que l’humidité dégrade les cellules, que les fenêtres ne sont pas étanches, que les rats, puces et punaises sont partout, que les détritus s’amoncellent dans les cours et sous les fenêtres, voire dans les couloirs de la détention, que des mesures de contrôle et de sécurité portant atteinte à la dignité se généralisent, que la sécurité des personnes détenues n’est assurée, ni au regard des violences engendrées par la promiscuité et le désœuvrement, ni face aux risques d’incendie, et que les soins ne sont pas garantis, faute de moyens. Dans ce contexte, la participation à des activités ou le fait d’être accompagné dans sa préparation à la sortie deviennent d’inaccessibles privilèges. L’accompagnement des détenus vers la réinsertion est pourtant une mission confiée expressément à l’administration pénitentiaire par le législateur (article 707 du code de procédure pénale), au même titre que l’exécution de la sanction pénale.

Le personnel pénitentiaire et les soignants ne sont pas mieux lotis. Leur nombre est insuffisant, par l’effet de plusieurs facteurs cumulatifs : la très faible attractivité des fonctions explique les sous-effectifs, qui entraînent une surcharge de travail, laquelle est à l’origine d’un fort taux d’absentéisme (jusqu’à 36 % dans l’un des établissements visités), qui, lui-même, alimente le manque chronique d’effectifs. Les agents de l’administration pénitentiaire sont, au même titre que les détenus, exposés aux risques sanitaires liés à l’insalubrité des locaux et à ceux de violence induits par la surpopulation. A ces risques s’ajoute leur propre incapacité à répondre aux demandes d’une population pénale par trop nombreuse. Les soignants, confrontés à la surcharge de travail et aux contraintes, notamment sécuritaires, qui limitent leur marge de manœuvre sont gagnés par la lassitude. Les professionnels qui interviennent en détention font fréquemment état de leur désarroi et le CGLPL est régulièrement confronté à l’expression de leur souffrance, voire de leur détresse au travail.

Le personnel fait manifestement ce qu’il peut pour pallier les multiples difficultés auxquelles il est chaque jour confronté, mais dans nombre d’établissements, un fonctionnement dégradé se pérennise et finit par devenir la norme. Il en résulte un climat de tension qui alimente la peur et entraîne une surenchère de mesures sécuritaires qui ne parvient jamais à apaiser les troubles : les fouilles intégrales se multiplient au mépris de la réglementation, les pratiques infra-disciplinaires se développent en l’absence de tout contrôle. Outre les atteintes aux droits des détenus qui en résultent directement, ces pratiques sont également susceptibles de leur porter préjudice dans le cadre de l’examen de leurs demandes par le juge d’application des peines.

5. Une prise en compte notoirement insuffisante des préconisations des Etats-généraux de la justice

En matière pénitentiaire, les Etats-généraux de la justice rappellent que « la peine ne doit pas se limiter à une sanction par privation de liberté d’un comportement délictuel ou criminel mais qu’elle doit également, en garantissant un suivi individualisé et pluridisciplinaire, favoriser la réinsertion de l’auteur et réduire les risques de récidive », recommandent « un renforcement très substantiel des moyens à la disposition du milieu ouvert et des services pénitentiaires d’insertion et de probation », une « exécution diligente et effective » des peines alternatives à l’incarcération et « le développement de la mission d’évaluation initiale du condamné et d’accompagnement vers la réinsertion » (19) dans les missions des surveillants pénitentiaires. Pour les raisons précédemment exposées, la viabilité de ces orientations semble pour le moins incertaine.

Le comité des Etats généraux, constatant qu’« une réponse purement immobilière par l’enchaînement de programmes de construction d’établissements pénitentiaires, ne [peut] en l’espèce constituer une réponse suffisante » à la surpopulation carcérale, souligne également la nécessité d’y remédier « par une réduction des courtes peines et un mécanisme de régulation ». La régulation préconisée est ainsi décrite : « Le comité considère qu’il n’est ni envisageable, ni opportun de fixer un numerus clausus par établissement pénitentiaire, la politique d’exécution des peines relevant du seul procureur de la République et ne pouvant lui être imposée par les contingences de l’administration pénitentiaire. Il souscrit en revanche à la proposition du groupe de travail préconisant la définition d’un seuil de criticité pour chaque établissement pénitentiaire. Ce seuil correspondrait à une situation de suroccupation majeure, c’est-à-dire à un taux d’occupation à partir duquel les services de l’établissement ne sont plus en mesure de fonctionner sans affecter durablement la qualité de la prise en charge des condamnés (parloirs, accès aux douches, soins, formation).

Le dépassement de ce seuil entraînerait la réunion des différents acteurs de la chaîne pénale, qui pourraient alors envisager certaines mesures de régulation.

Il convient néanmoins de veiller à ce que le seuil de criticité ainsi défini ne devienne pas une norme de fonctionnement et de « remplissage » pour les établissements pénitentiaires concernés, en dessous de laquelle ceux-ci seraient supposés être en mode de fonctionnement normal, malgré le dépassement du seuil d’alerte. »

L’objectif ainsi défini est modeste, qui consiste à définir un « seuil de criticité » une fois dépassée la capacité d’accueil des établissements, en vue de l’organisation, non contraignante, d’une réunion. Outre que le seuil de criticité ainsi défini correspond d’ores et déjà à la situation actuelle de plusieurs maisons d’arrêt, on relèvera que les quelques expérimentations en cours ne portent guère plus de fruits que celles qui furent développées sous l’empire de la circulaire précitée. Ainsi, à Bordeaux-Gradignan, établissement particulièrement dysfonctionnel (20), au taux de surpopulation record, malgré un taux de criticité fixé à 190 %, le « stop-écrou » n’a été décidé qu’une fois atteint un taux d’occupation de 230 %. On ne peut manquer de souligner le caractère dérisoire de ces mesures. Ainsi le taux d’occupation « habituel » de l’établissement, par exemple relevé en juin 2022 dans les recommandations en urgence du CGLPL, était de 235 % dans les quartiers maison d’arrêt des hommes.

Le projet de loi qui a fait suite aux Etats-généraux de la justice (21) ne comporte aucune disposition relative à la régulation carcérale et fort peu de mesures concernant l’administration pénitentiaire, à l’exception de promesses de constructions immobilières aussi irréalistes que celles qui les ont précédées. Forts de la conviction que toute mesure de régulation carcérale ne reposant pas sur une contrainte législative est vouée à l’échec, des parlementaires ont pourtant proposé des amendements visant à l’instaurer. Les uns ont été retirés avant même l’ouverture des débats, les autres ont été rejetés.

Si le vote de la loi de programmation pour la justice 2023-2027 ne règle en rien la question, une mission d’information sur les alternatives à la détention et l’éventuelle création d’un mécanisme de régulation carcérale a été conduite par deux députées. Le rapport issu de leurs travaux (22) contient de nombreuses recommandations tendant à prévenir la délinquance et à refonder l’échelle des peines, mais également à renforcer l’efficacité et la crédibilité de la prise en charge en milieu ouvert, et à dynamiser l’aménagement des peines afin de rendre plus efficaces les actions d’insertion et de probation. La mission recommande également d’« atteindre 100 % de densité carcérale à l’horizon 2027, date prévue d’achèvement du plan immobilier carcéral de 15 000 places et fin du moratoire sur le respect de l’encellulement individuel », ainsi que de « mettre en œuvre un mécanisme progressif de régulation carcérale afin de résorber durablement la surpopulation carcérale ». Des débats sur ces propositions doivent se tenir à l’automne au Parlement.

*

* *

Les constats récurrents du CGLPL et d’autres acteurs de terrain démontrent l’inefficacité des mesures indirectement destinées à réduire la surpopulation carcérale mises en œuvre depuis 2008. L’augmentation du nombre de places de prison ne permet pas de réduire la pression carcérale, et les alternatives à l’incarcération prévues par la loi, de même que les nouvelles modalités d’aménagement des peines, manquent leur objectif. Ce piètre bilan démontre le caractère indispensable de mesures visant directement à réguler la population pénale, et la nécessité de mettre en place un dispositif législatif de régulation contraignant et ambitieux. Des parlementaires y sont prêts, les professionnels l’attendent, les Nations-Unies le recommandent, la Cour européenne des droits de l’homme l’exige.

Par le présent avis, le CGLPL rappelle l’ensemble de ses recommandations relatives aux causes et conséquences de la surpopulation carcérale, qui doit cesser d’être appréhendée comme une problématique essentiellement pénitentiaire et devenir l‘objet d’une véritable politique publique, dotée de moyens propres et pérennes. Elle doit s’accompagner d’un questionnement sur la place de l’emprisonnement dans le système pénal et d’un recours accru aux peines alternatives à l’incarcération.

L’inscription dans la loi d’un mécanisme contraignant de régulation carcérale, géré localement par tous les acteurs de la chaîne pénale sous la responsabilité de l’autorité judiciaire, doit permettre, dans un délai fixé par la loi, de résorber la surpopulation des maisons d’arrêt et de respecter le droit à l’encellulement individuel. Quant aux matelas posés à terre, ils doivent être immédiatement proscrits.

Notes

  1. Avis du 22 mai 2012 relatif au nombre de personnes détenues, publié au Journal officiel du 13 juin 2012.
  2. CEDH 30 janvier 2020, J.M.B. et autres c. France, no 9671/15 et 31 autres.
  3. Association nationale des juges d’application des peines ; Syndicat de la magistrature ; Syndicat Unité magistrats ; Union syndicale des magistrats ; Union syndicale des magistrats administratifs.
  4. Syndicat FO Direction ; Syndicat National des Directeurs Pénitentiaires ; Syndicat SNEPAP-FSU ; Syndicat CGT Insertion-probation ; Union Nationale des Directeurs Pénitentiaires d’Insertion et de Probation ; Conférence nationale des directeurs des services pénitentiaires d’insertion et de probation.
  5. Association des professionnels de santé exerçant en prison ; Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire.
  6. Association des avocats pour la défense des droits des détenus ; Association des avocats pénalistes ; Barreau de Paris ; Conférence des Bâtonniers ; Conseil national des Barreaux ; Syndicat des avocats de France.
  7. Association nationale des visiteurs de personnes sous main de justice ; Citoyens et justice ; Fédération des Associations Réflexion-Action, Prison et Justice ; Ligue des droits de l’homme ; Lire pour en sortir ; Observatoire international des prisons ; Prison Insider ; Secours catholique.
  8. La population pénale était alors de 67 073 détenus pour un peu plus de 57 000 places.
  9. CGLPL, Les droits fondamentaux à l’épreuve de la surpopulation carcérale, Dalloz 2018. A la date de rédaction de ce rapport, la population carcérale approchait de 69 000 personnes pour un peu moins de 60 000 places.
  10. Voir en ce sens le rapport d’information déposé le 25 mai 2023 par la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale sur la « Planification de la construction de prisons : l’inexorable procrastination de l’Etat », présenté par le député Patrick Hetzel.
  11. CEDH 30 janvier 2020, J.M.B. et autres c. France, no 9671/15 et 31 autres.
  12. Art. 803-8 du code de procédure pénale, issu de la loi no 2021-401 du 8 avril 2021 améliorant l’efficacité de la justice de proximité et de la réponse pénale.
  13. 1er janvier 2020 : 70 651 détenus ; 1er juillet 2020 : 58 621 détenus pour environ 60 500 places.
  14. Ordonnance no 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale sur le fondement de la loi no 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19.
  15. Loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
  16. Loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire.
  17. Centre de détention de Bédenac (Charente-Maritime), Journal officiel du 18 mars 2021 ; centre pénitentiaire de Toulouse-Seysses (Haute-Garonne), Journal officiel du 13 juillet 2021 ; centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan (Gironde), Journal officiel du 13 juillet 2022 ; centre pénitentiaire de Bois-d’Arcy (Yvelines), Journal officiel du 16 décembre 2022 ; centre pénitentiaire de Perpignan (Pyrénées-Orientales), Journal officiel du 5 juillet 2023.
  18. Maison d’arrêt de Valenciennes (Nord) ; maison d’arrêt d’Angers (Maine-et-Loire), maison d’arrêt de Vannes (Morbihan) ; quartier des hommes de la maison d’arrêt de Nîmes (Gard) ; quartier des femmes de la maison d’arrêt de Nîmes (Gard) ; maison d’arrêt du Puy-en-Velay (Haute-Loire) ; maison d’arrêt de Bonneville (Haute-Savoie) ; maison d’arrêt de Tours (Indre-et-Loire) ; maison d’arrêt de Guéret (Creuse) ; quartier maison d’arrêt des hommes du centre pénitentiaire de Varennes-le-Grand (Saône-et-Loire).
  19. Rendre justice aux citoyens – Rapport du Comité des Etats généraux de la justice (octobre 2012-avril 2022).
  20. Voir en ce sens les recommandations en urgence du CGLPL du 30 juin 2022 relatives au centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan (Gironde), publiées au Journal officiel du 13 juillet 2022.
  21. Projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027.
  22. Assemblée nationale, Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement par la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, en conclusion des travaux d’une mission d’information sur les alternatives à la détention et l’éventuelle création d’un mécanisme de régulation carcérale, présenté par Mmes Caroline Abadie et Elsa Faucillon, députées, le 19 juillet 2023.

Première publication au Journal officiel du 14 septembre 2023, téléchargeable ici
Pour lire le rapport annuel 2023 du CGLPL, téléchargeable ici
A lire également sur l’Antivol :
https://www.lantivol.com/2022/02/nous-magistrats-ne-voulons-plus-dune.html

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