
Peintre, écrivain, médecin et militant antifasciste, Carlo Levi fut placé durant un an, de 1935 à 1936, en résidence surveillée, à Gagliano, petit village de Lucanie, dans le sud de l’Italie. Dix ans plus tard, en 1945, il tira de ce séjour obligé un récit magistral, tout à la fois anthropologique, social et politique, vite reconnu comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature italienne :
Cristo si è fermato a Eboli –
Le Christ s’est arrêté à Éboli. Grâce au court extrait proposé, on pourra en goûter toute l’intelligence, l’humanité, aussi bien que l’actualité, l’universalité des questions traitées.
Déjà le train nous emportait loin de la capitale, vers le Sud. Il faisait nuit, et je ne parvenais pas à m’endormir. Assis sur la dure banquette, je repensais à ces derniers jours, à ce sentiment de détachement que j’avais éprouvé et à la totale incompréhension des gens qui s’occupaient de politique pour la vie de ces pays vers lesquels je me hâtais. Tous m’avaient demandé des nouvelles du Midi, et à tous j’avais raconté ce que j’avais vu, et bien qu’ils m’eussent tous écouté avec intérêt, rares étaient ceux qui m’avaient paru comprendre ce que je disais. C’étaient des hommes d’opinions et de tempéraments divers : depuis les extrémistes les plus violents jusqu’aux conservateurs les plus rigides. Beaucoup d’entre eux étaient des hommes d’une intelligence réelle, et tous prétendaient avoir médité sur le « problème méridional » et avaient leur formule et leur schéma tout prêts. Mais, de même que leur formule et schéma et jusqu’au langage et aux mots dont ils se servaient pour les exprimer eussent été incompréhensibles aux paysans, ainsi la vie et les besoins des paysans étaient pour eux un monde fermé qu’ils ne cherchaient même pas à pénétrer. Au fond, ils étaient tous (je le comprenais clairement maintenant) des adorateurs plus ou moins conscient de l’État, des idolâtres qui s’ignoraient. Peu importait que leur État fût l’actuel ou celui dont ils rêvaient, dans un cas comme dans l’autre, c’était l’État, c’est-à-dire un organisme transcendant les personnes et la vie du peuple ; tyrannique ou paternaliste, dictatorial ou démocratique, mais toujours unitaire, centralisé et lointain. D’où l’impossibilité pour mes politiciens et mes paysans d’avoir un langage commun. D’où ce simplisme des politiciens, paré souvent des atours de la philosophie, et le caractère abstrait de leurs solutions qui n’adhèrent jamais à une réalité vivante, mais sont schématiques, partielles et si vite usées. Quinze ans de fascisme avait fait oublier à tout le monde le problème méridional ; et s’ils se le posaient maintenant à nouveau, ils n’étaient capables d’y penser qu’en fonction de certaines fictions génériques, en termes de parti, de classe ou même de race.
Certains ne voyaient en lui qu’un simple problème économique et technique, ils parlaient de travaux publics, d’assainissement, d’industrialisation indispensable, de colonisation intérieure ou invoquaient le vieux programme socialiste : « Refaire l’Italie. » D’autres n’y voyaient qu’un triste héritage historique, une tradition de servitude bourbounienne, qu’une démocratie libérale aurait peu à peu éliminé. D’autres encore professaient que le problème méridional n’était qu’un cas particulier de l’oppression capitaliste, que la dictature du prolétariat aurait réglé sans problème. D’autres enfin croyaient à une réelle infériorité de race, ils parlaient du Sud comme d’un poids mort pour l’Italie du Nord, et étudiaient les mesures qu’il faudrait prendre pour remédier d’en haut à ce douloureux état de choses. Mais tous se trouvaient d’accord pour dire que l’État aurait dû faire quelque chose, quelque chose de très utile, de bienfaisant et de providentiel ; et ils m’avaient regardé avec étonnement lorsque je leur avais dit que l’État, tel qu’ils l’entendaient, était au contraire l’obstacle fondamental à ce qu’on fît quoi que ce soit. Ce ne saurait être l’État, avais-je dit, qui pourra résoudre la question méridionale, pour la simple raison que ce que nous appelons le problème méridional n’est autre chose que le problème de l’État. Entre l’étatisme fasciste, l’étatisme libéral, l’étatisme socialiste et toutes ces autres formes d’étatisme qui verraient le jour dans un pays petit-bourgeois comme le nôtre, et l’antiétatisme des paysans, il y a et il y aura toujours un abîme ; et il ne sera comblé que le jour où nous réussirons à créer un État tel que les paysans aient aussi l’impression d’y participer. Les travaux publics, les mesures d’assainissement sont d’excellentes choses, mais elles ne résolvent pas le problème.
La colonisation intérieure pourrait donner des résultats matériels passables, mais toute l’Italie, et pas seulement le Midi, deviendrait une colonie. Les plans centralisés pourraient donner de grands résultats pratiques, mais sous n’importe quel signe il resterait deux Italie hostiles. Le problème dont nous parlons est beaucoup plus complexe que vous ne le pensez. Il a trois aspects différents, qui sont les trois faces d’une seule réalité, et qui ne peuvent être compris ni résolus séparément. Deux civilisations très différentes coexistent l’une à côté de l’autre, dont aucune n’est en mesure d’assimiler l’autre. Campagne et ville, civilisation préchrétienne et civilisation qui n’est plus chrétienne sont en présence, et aussi longtemps que la deuxième imposera à la première sa théocratie étatique, le conflit demeurera entier. La guerre actuelle et celles qui suivront sont en grande partie le produit de cet antagonisme séculaire parvenu maintenant à son point critique. Et pas en Italie seulement. La civilisation paysanne sera toujours vaincue, mais elle ne sera jamais écrasée entièrement ; elle survivra sous sa carapace de patience, pour exploser de temps en temps, et la cries mortelle se perpétuera. Le brigandage, guerre paysanne, en est la preuve et celui du vingtième siècle ne sera pas le dernier. Aussi longtemps que Rome dictera ses lois à Matera, Matera sera anarchique et désespérée, et Rome désespérée et tyrannique.
Le deuxième aspect du problème est l’aspect économique. C’est le problème de la misère. Ces terres sont allées s’appauvrissant progressivement ; on a coupé les forêts, les fleuves sont devenus des torrents, les animaux se sont faits plus rares ; au lieu des arbres, des prés et des bois, on s’est obstiné à cultiver le blé sur des terres impropres à cette culture. Il n’y a pas de capitaux, pas d’industrie, pas d’épargne, pas d’écoles, l’émigration est devenue impossible, les impôts sont intolérables et disproportionnés et partout règne la malaria. Tout ceci est en grande partie le résultat des bonnes intentions et des efforts de l’État, d’un État qui ne sera jamais celui des paysans et qui leur a donné que pauvreté et désert.
Enfin, il y a le côté social du problème. On dit d’habitude que le grand ennemi est les latifundia, la grande propriété, et, certes, là où les latifundia existent, ils sont loin d’être bienfaisants. Mais si le grand propriétaire qui réside à Naples, Rome ou Palerme est un ennemi des paysans, il n’en est cependant pas le pire ni le plus intolérable. Au moins il est loin et il ne pèse pas chaque jour sur la vie de tous. L’ennemi véritable, celui qui enlève toute liberté et toute possibilité d’une existence meilleure aux paysans est la petite bourgeoisie locale. C’est une classe dégénérée physiquement et moralement, incapable de remplir sa fonction et qui vit seulement de petites rapines et de la tradition abâtardie d’un droit féodal. Aussi longtemps que cette classe n’aura pas été supprimée et remplacée, on ne pourra penser résoudre le problème méridional. Le problème dans son triple aspect préexistait au fascisme ; mais le fascisme, tout en faisant le silence autour de lui et le niant, l’a porté à exaspération, car avec lui l’étatisme petit-bourgeois est parvenu à son apogée. Nous ne pouvons pas prévoir aujourd’hui quelles seront les formes politiques à venir ; mais dans un pays de petite-bourgeoisie comme l’Italie, où les idéologies petites-bourgeoises sont parvenues à contaminer les classes populaires des villes, il est malheureusement probable que les nouvelles institutions qui succéderont au fascisme, qu’elles soient le produit d’une évolution lente ou celui de la violence, et même si elles relèvent d’un mouvement extrémiste et apparemment révolutionnaire, seront amenées à revaloriser, sous une autre forme, les anciennes idéologies ; on reconstituera un État aussi loin de la vie, aussi sacro-saint et abstrait que l’autre, et même davantage. Sous de nouveaux noms et de nouveaux drapeaux on perpétuera, encore aggravé, l’éternel fascisme italien. Sans une révolution paysanne nous n’aurons jamais une vraie révolution italienne, et réciproquement. Les deux choses ne font qu’un. Le problème méridional n’est pas soluble à l’intérieur de l’État actuel, ni de tout autre lui succédant, qui ne lui serait pas radicalement opposé. Il n’est soluble qu’en dehors d’eux, que si nous sommes capables de créer une nouvelle idée politique et une nouvelle forme d’État qui soit aussi l’État des paysans et les débarrasserait de leur anarchisme forcé et de leur inévitable indifférence. Les seules forces du Midi n’y suffiraient pas : elles nous mèneraient à une guerre civile, à un nouveau brigandage atroce qui finirait comme toujours par la défaite paysanne et par un désastre général.
La solution véritable nécessite la collaboration de toute l’Italie et suppose son renouvellement radical. Il faut que nous devenions capables de penser et de créer un nouvel État autre que l’État fasciste, libéral ou communiste, qui ne sont que les différentes formes d’une même religion de l’État. Nous devons remonter au fondement même de l’idée de l’État : à la conception individualiste qui est à sa base, et à la conception juridique et abstraite d’individu forgée par la tradition, nous devons en substituer une nouvelle qui exprime la réalité vivante et supprime l’insurmontable antagonisme entre l’individu et l’État. L’individu n’est pas une entité sans plus, mais un rapport, le lieu de tous les rapports. Cette idée de relation en dehors de laquelle il n’y a pas d’individu est la même qui définit l’État. Individu et État coïncident dans leur essence et doivent coïncider dans la pratique quotidienne, si l’on veut qu’ils coexistent. Ce renversement de la politique, qui se prépare dans l’ombre, est en germe dans la civilisation paysanne, et c’est la seule voie qui nous permettra de sortir du cercle vicieux du fascisme et de l’antifascisme. Cette voie est celle de l’autonomie. L’État ne peut être que la somme d’une infinité d’autonomies, une fédération articulée. Pour les paysans, la cellule de l’État, la seule qui leur permettra de participer à la vie multiple de la collectivité, ne peut être que la commune rurale autonome. C’est la seule forme d’État qui puisse nous acheminer vers une solution du problème méridional sous ces trois aspects interdépendants, qui permette la coexistence de deux civilisations différentes sans que l’une domine l’autre et que l’autre soit un fardeau pour la première ; qui crée les meilleures conditions possibles pour sortir de la misère ; qui enfin, en enlevant tout pouvoir et fonction aussi bien aux grands propriétaires qu’à la petite bourgeoisie locale, permette au peuple paysan de vivre pour lui-même et pour tous. L’autonomie de la commune rurale suppose l’autonomie des usines, des écoles, des villes et de toutes les autres formes de la vie sociale. C’est ce que j’ai appris au cours d’une année de vie souterraine.
Voilà les propos que j’avais tenus à mes amis et que je repassais maintenant dans mon esprit, pendant que, dans la nuit, le train entrait dans les terres de Lucanie. C’étaient là les premiers germes des idées que je devais mûrir pendant les années suivantes, à travers les expériences de l’exil et de la guerre, et sur ces pensées, je m’endormis.
Extrait de Le Christ s’est arrêté à Éboli, traduit de l’italien par Jeanne Modigliani, Gallimard, Folio, 2024, pp. 282-288, (1ère édition en italien Cristo si è fermato a Eboli 1945, 1948 pour la traduction française).